Maurice Mardelle ou le charpentier des lettres Tourangelles
Le « génie populaire », telle est cette vertu que nombre de prétendus philosophes à vocation médiatique s’échinent à défendre dans les tribunes qui leurs sont offertes tout au long de l’année. Jamais l’on ne s’accorde pourtant sur ce qui est populaire, sur ce qu’est le peuple. Y’a-t-il un peuple éteint par la télévision et un peuple littéraire ? Un peuple libéral, un peuple anti-libéral ? Loin de voir que la masse est guidée par un vil esprit et qu’elle a abdiqué toute tentation de génie pour se complaire dans une médiocrité qui devient norme et modèle de vie, l’on prétend nous faire croire que ce génie existerait. Or, il n’y a de génie que dans les sociétés qui n’ont pas pendu ce noble trait de caractère au gibet de la bêtise crasse. Tant que les concepts artificiellement usités resteront inexpliqués (et pas inexplicables car toute personne qui le souhaite peut s’affranchir de la tutelle des idées, faibles par nature, pour basculer dans le champ de la culture), les problèmes posés resteront insolubles.
Le parisianisme aigu est perpétuellement soumis à la pression du charme provincial, et la capitale, loin de regrouper les talents du pays, en oublie la majeure partie. Le populaire prend ainsi la forme de ce qui est en dehors de Paris, sans pour autant laisser aux talents véritables le loisir de s’exprimer, trop conventionnels pour certains, pas assez rentables pour d’autres. Le génie populaire s’entend alors comme ce qui reste de non-vicié par la modernité sur le reste du territoire national ; ce semblant de vertu qui fait préférer aux gens la figure du pauvre fou à celle du riche cosmopolite, l’odeur d’un plat fait maison à celle d’un burger industriel qui suinte la graisse par toutes ses pores… Mais où est donc ce génie, cette figure d’exception, dont l’acception donnée ne convient qu’à des situations communes et jamais à des moments rares ?

Maurice Mardelle et Robert Denoël devant la statue d'Alfred de Vigny (érigée par François Sicard) à Loches (1935).
Maurice Mardelle (1886–1948), charpentier, poète, écrivain, fait partie de ces talentueux provinciaux qui ne purent être ignorés par Paris. En 1930 son poème intitulé « Le compagnon de la cathédrale », fut publié aux éditions Denoël et Steele, et ce fut le début d’un relatif succès, riche d’amitiés, la plus célèbre étant celle l’ayant lié à Maurice Bedel, auteur sur lequel nous reviendrons un jour prochain et ayant magnifiquement immortalisé son ami charpentier dans son ouvrage : La Touraine publié en 1935. La même année, Denoël publiera ce qui est le roman pittoresque (et burlesque car la réalité des campagnes le fut un temps) phare de Mardelle : Pierruche au soleil .
Enrichissons-nous d’un mot de patois : « Pierruche » est le nom en vieux parler tourangeau de la ville de Perrusson, et c’est sa ville que Mardelle se plait à coucher sur des feuille de papier, pour le plaisir d’échapper à son travail. Cet intemporel pays de Pierruche traversé par l’Indre, qui multiplie les détours en son sein comme si elle désirait y rester le plus longtemps possible avant de reprendre sa course effrénée vers la Loire où elle se jettera, ce pays où les femmes ont les cheveux bruns ou roux, ce pays parsemé de vignes bienfaitrices, sans lesquelles l’homme n’est rien car « La vie sur Terre ne serait pas possible sans vin », ce cadeau de Dieu aux homme régénérés de l’après-Déluge. Cette vie à Pierruche, ponctuée par la permanence du passé qui n’a de cesse d’indiquer les routes à suivre pour le futur, des routes rituelles, comme celle de la récolte des vignes, ou comme il suit, de la célébration de Noël…
"Noël à Pierruche. Il gelait à pierre fendre sous le ciel clair et la lune jouait sur la neige des champs, des chemins et des toits.
Ding ! Dong ! Le premier coup de la messe de minuit ébranla soudain l’atmosphère. Aux fenêtres de l’église, les dentelles des meneaux tremblèrent sur un fond de pourpre. Et une lueur d’aurore s’éleva derrière la silhouette effilée du clocher.
Ding ! Dong ! La brise s’éleva, secouant la poudre fine des branches, ravivant l’éclat du ciel, apportant les cons des millions de cloches qui, en même temps, chantaient sur la terre. Et c’était un cantique où se confondaient les voix augustes des rois mages, les étonnements naïfs des bergers de Bethléem, les battements d’ailes des anges, les mélodies des hautbois, des vielles, des cornemuses et tous les parlers du monde.
Une étoile fila. Puis une deuxième. Puis une troisième. Les unes ressemblaient à des boutons de roses bleues, les autres à des bluets rouges, les autres à des coquelicots blancs. Et elles laissaient derrière elles de grands sillages majestueux. Et la ronde étincelait de pizzicati multicolores.
Ding ! Dong ! A chaque coup de cloche naissait une nouvelle étoile. Il en sortait sans arrêt d’entre les abat-sons, et chacune décrivait son orbe et se mêlait au chœur céleste.
Ding ! Dong ! Des milliards de boutons d’or s’épanouirent et tapissèrent la Voie lactée. Des anges invisibles en emplirent le Grand Chariot et le poussèrent lentement vers l’Orient.
L’air sentait bon les roses et l’encens du paradis. Et plus rien ne limitait l’horizon : le ciel et la terre se confondaient dans le scintillement universel.
Ding ! Dong ! … Ding ! Dong ! La cloche sonnait toujours. Dans les maisons, auprès des cheminées, les femmes braisaient leurs sabots, enfilaient leurs mitaines de laine et rabattaient sur le front leurs grandes capotes. Les hommes boutonnaient leurs vestons de velours et enfonçaient leurs casquettes sur les oreilles. On attisait la souche de Nô afin que la sainte Vierge vînt s’y chauffer tranquillement, comme elle en a l’habitude en Touraine, tandis que les gens sont à la messe de minuit."
(pages 96 à 98 de l’édition de 1943 de Pierruche au soleil)
Bien loin de plonger dans le bassin peu profond de l’imitation, Mardelle fait sien le rire rabelaisien en l’accompagnant d’une poésie rare et d’une morale non moins importante. Ainsi, il recréé dans la région la guerre picrocholine, la guerre des fouaces [1], qu’il fait toutefois démarrer par une surproduction fâcheuse de ces petits pains dont la mévente (forcée par une ordonnance du gouvernement qui autorise la vente des macarons de Cormery mais interdit celle des fouaces) entraînerait la ruine du village puisque « la ruine du boulanger entrainerait la ruine du meunier, laquelle entrainerait celle des fournisseurs de blé, c’est-à-dire, la ruine de tous » ; une guerre qui s’achève par le sac hilarant de la ville de Licoche conclu par un gain faramineux obtenu dans le sang, la sueur et les excréments, mais qui ruine l’équilibre du village de Pierruche, définitivement miné par son avidité et qui ne devra son salut qu’à une prière à la Sainte-Vierge, exaucée à un moment des plus critiques ...
Mardelle parvient avec une adresse rare à alterner les phases de rire gras et celles de grâce, à mêler subtilement le fantastique et le réalisme, tout en gardant ce qui fait le sel de son style : une simplicité de langue, teintée d’un patois enivrant. Le Maurice prosateur est aussi remarquable que le Mardelle du « Compagnon de la cathédrale », jamais dans la pédanterie ni dans les fioritures.
Ce descendant d’une famille de charpentiers, ayant su maîtriser les lettres aussi bien que la scie et le marteau, déplorait le tournant vulgaire et coupé des joies de l’amour pur pris par la jeunesse, le revers dépassionné d’une société avide où l’ « on finira par nous numéroter comme le derrière des autos, par calibrer nos goûts et nos besoins, par supprimer l’amitié et les folles passions, et l’amour avec » ; l’entrée dans un monde caractérisé par la destruction inconsciente et rapide de la terre nourricière, des dieux et des mystères qu’elle recèle, pour assouvir des désirs éphémères mais lourds de conséquences qui se fanent au rythme des saisons publicitaires.
En somme Mardelle, bien loin de se limiter à produire un roman du terroir, nous donne une leçon universelle : le génie ne peut prospérer dans un monde d’indistinction, a fortiori quand celui-ci s’est coupé du passé. Les grands hommes ont une terre et un passé dont ils ne rougissent pas, et sans lesquels avancer leur serait impossible.
R.F
[1] – Gargantua - Rabelais