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"Bel ami" ou la déshumanisation par l'ascension

Quelle irrésistible ascension que celle de Georges Duroy, ce fils de paysan, travailleur des chemins de fer sans le sou, devenu journaliste de renom et homme du monde sous l’action conjuguée de la chance, de son charme et d’une aide féminine constante. Tout pour écrire un conte de fée libéral sans la moindre ombre, l’histoire d’un « self-made man » comme l’on aime tant à nous en raconter, et pourtant, c’est bien d’ombres que cette histoire fait état.

Guy de Maupassant écrivit le Bel-Ami en un temps extrêmement court, quelques mois suffirent au lieu des sept longues années qu’avait demandé l’élaboration de son premier roman Une vie (1883) et pourtant, c’est d’une acuité remarquable, zolienne dans l’esprit mais non dans la forme, que fit preuve le plus fidèle disciple de Flaubert, dans sa description de la vacuité bourgeoise de la capitale, mêlant en son sein l’indécence de l’argent, les complots politiques, les trahisons, les amours folles et la mise au pas du pouvoir politique par le pouvoir médiatique.

Nulle dénonciation acharnée, le pamphlet n’a pas sa place chez Maupassant même si la forme romanesque permet au lecteur d’effectuer plus ou moins consciemment des comparaisons entre son monde et celui couché sur papier. C’est en faisant œuvre d’observation de ces insectes peuplant le tout-Paris, en devenant un entomologiste spécialiste de la Haute-Société de cette IIIème République, tout en longueur et en scandales, que l’auteur parvient à dresser des tableaux saisissants de par leur réalisme et l’actualité qu’ils peuvent encore avoir. La description des richesses reste, malgré les multiples déclinaisons que la littérature lui fit connaitre au cours du temps (que ce soit par l’endettement d’une madame Bovary ou le rapport farcesque qui lie Harpagon à son or) un moyen efficace de révélation des êtres, conduisant bien souvent à une dénonciation implicite du règne de la marchandise et du paraître.

Georges Duroy évolue en deux temps. Le lecteur ne peut s’empêcher d’éprouver pour ce fringuant jeune-homme peu assuré, une certaine sympathie, et même de lui reconnaitre un talent sûr pour saisir les opportunités se présentant à lui. Toutefois, le venin de l’argent et des trahisons se distillera goutte à goutte dans ses veines jusqu’à plonger son cœur « dans les eaux glacées du calcul égoïste »[1].  Dès lors, l’histoire retrace l’avancement dans les chemins de la notoriété d’un personnage finalement semblable en tout point à ceux qu’il souhaite supplanter et écraser.

La seule personne lui rappelant encore un tant soit peu l’homme charmant qu’il fut reste sa maîtresse, nommée Clotilde et qui l’aimera, d’une passion adultère enflammée, violente et semblable à ces amours qui n’en finissent pas malgré les éclatements à répétition.  La fille de Clotilde, la petite Laurine, à l’origine du surnom « Bel-Ami » n’est pas sans rappeler « Le plus bel amour de Don Juan »[2], soit une vraie femme avant l’heure, beaucoup plus consciente de la personnalité de Du Roy que ne l’est sa mère aveuglée par la folie amoureuse.

 

L’histoire se construit également selon un subtil jeu de miroirs entre Georges et les femmes. C’est à ses débuts journalistiques et donc au moment où l’innocence de Bel-Ami est encore sauve que la femme conquise est une putain, et c’est lorsqu’il est finalement contaminé par la logique du monde où il croit s’être fait une place (car l’interchangeabilité des politiciens, des Ministres, et des journalistes est omniprésente) que la dernière femme à être séduite est une sainte. Jamais Du Roy n’est plus désiré que lorsqu’il plonge ses bras dans la bassesse crasse.

Finalement, à travers la description d’un matérialisme exacerbé, d’un utilitarisme des plus vicieux, en somme d’un système basé sur le vice[3], Maupassant nous montre que les cimes du pouvoir sont voisines des tréfonds les plus sombres de l’âme.


R.F

 

 

[1] Friedrich Engels et Karl Marx. Extrait du Manifeste du parti communiste, février 1848.

 

[2] In Les Diaboliques, Jules Barbey d’Aurevilly

 

[3] On trouvera une lecture profitable dans une des sources majeures de l’anthropologie libérale qu’est "La fable des abeilles', de Bernard Mandeville, expliquant que les vices privés font le bien public

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