Julien Gracq, sur la Touraine et le Chinonais.

Au-delà d’un art de la phrase longue, forçant le lecteur à un exercice mental, ardu, nécessitant un sens du rythme et une grande concentration, Julien Gracq (1910–2007) parvient à saisir l’essence des mots pour leur faire individuellement produire des sensations et non pas seulement du sens. Il rend fluide, telle une rivière qui s’écoule, le chant des lettres et nous livre avec majestuosité des œuvres pleines de poésie.
« Un balcon en forêt », publié en 1958 aux éditions José Corti narre l’histoire de l’aspirant Grange, mobilisé en 1939 dans les Ardennes françaises, dans une maison forte au sein d’une forêt proche du village imaginaire de Moriarmé, qui va renouer avec la nature dans l’attente particulière du commencement de la guerre. Profitant d’une permission, il visitera Paris, terne et sans vie, pour ensuite visiter le Chinonais, c’est ici que nous le retrouvons…
« Grange s’ennuyait : il reprit le train pour la campagne. La Vienne était en crue après le dégel brusque : une eau saliveuse, acide, mordait sur les prairies basses qui reverdissaient déjà ; mais dans les vallées du Chinonais le bleu léger de la Touraine était déjà assis partout sur les collines : dans les taillis écorchés des versants de tuffeau, des flammèches, des fusées de verdure jaune couraient çà et là sur les brindilles sèches de l’hiver. Il quittait l’auberge le matin de bonne heure, ayant à sa droite la Vienne qu’on apercevait entre les peupliers encore nus, derrière ses longues écharpes de brumes ; soudain, à un détour de la vallée, la nette petite ville de livre d’heures au bout de son pont, levée avec le soleil, parmi les chemins de meuniers tout enfarinés de poussière blanche, avec ses toits serrés d’écailles bleues sortant des brouillards du matin plus nacrés qu’un banc de goujons, et l’immense et large courtine du château déroulée très haut au-dessus de ses maisons comme un bandeau royal qu’on étire à deux bras de toute sa longueur. Il passait le pont avec les premières charrettes paysannes du marché et buvait de bonne heure, parfois à jeun, dans un minuscule café ombreux derrière ses caisses de fusains, le petit vin rosé des coteaux de la Vienne, en écoutant dans les étroites rues montantes les carrioles cerclées de fer et les tonneaux rouler sur le pavé rond.
La ville ne lui pesait pas : elle lui semblait décrochée du temps, rafraîchie par une image d’Epinal fabuleuse. Une lumière étrange, jamais vue, hésite un instant sur un coin de quinzième siècle. La herse du château de Chinon se relève : au son des trompettes, en grand cortège, on voit sortir des voûtes, comme la séquence médusante d’un jeu de tarots, le Prince d’Aquitaine à la tour abolie, flanqué de la Pucelle et de Barbe Bleue. Le monde s’est desserré à quelques-uns de ses joints essentiels ; soudain le cœur bondit, la possibilité explose : les grandes routes, un instant, s’ouvrent aux « grand indésirables ».
Ce qui lui plaisait aussi dans ce pays, c’était la pierre, cette craie tuffeau blanche et poreuse, tantôt desséchée et craquante au soleil, tantôt attendrie, exfoliée, desquamante dans l’humidité des miroirs d’eau troués de roselières, marbrée de gris fumés très délicats, d’imprégnations grumeleuses de buvard, mordue dans ses anfractuosités des très fines moisissures indurées du roquefort. C’était comme un matériau féminin, pulpeux, au derme profond et sensible, tout duveté des subtiles impressions de l’air. Quand il revenait de Chinon, s’attardant au long de la Vienne du côté bâti, mis en belle humeur par ses petits déjeuners capiteux de vin et de rillettes, il regardait les secrètes maisons de campagne à l’aise derrière leur grille fermée et leur parterre vieillot piqué des quenouilles défleuries des passe-roses – maisons mariées plus que d’autres à l’’heure qu’il est, épanouies calmement dans la douce lumière mousseuse, pareilles à une femme au jardin. »
D’ailleurs les gens ici ne parlaient pas de la guerre, et ne feignaient même pas de s’y intéresser particulièrement. L’atmosphère un peu étouffante de Paris, son angoisse trop précise et trop lourde, s’aérait, dérivait du côté de ces intempéries naturelles, inévitables à terme, dont la sagesse paysanne avait l’expérience et la mesure. Cette guerre sans âme et sans chansons, qui n’avait jamais créé d’état de foule, qui en chacun disait secrètement je et jamais on, et verrouillait autant de petits univers personnels, désorientait infiniment moins la campagne que la ville, parce qu’elle n’en contrariait pas les habitudes d’esprit : le calcul égoïste et court, et la fréquentation résignée, un peu magique, d’un avenir par nature évasif. Il n’y avait rien de changé ici, on eût dit, qu’une raréfaction un peu singulière de la main d’œuvre ; plutôt qu’à la veille d’ares qui en vue d’un renforcement à la longue échéance, eût charrié, implanté lentement, pesamment, sur des marches un peu trop découvertes, une migration de jeunesse massive. « Curieux, pensait Grange, que par ces temps de guerre-éclair ce ne soit pas une armée, mais une colonie qui s’installe aux frontières. Encore un an ou deux, et cette armée va faire souche : le signe nouveau, c’est que déjà, à Moriarmé et ailleurs, un tiers des officiers ont amené leur femme ; moi-même… » Assis, désœuvré, à la petite table de la vannerie de sa chambre gaie et claire qui donnait sur les peupliers de la Vienne, il retombait dans une de ses rêveries préférées du Toit. Rien dans cette guerre ne ressemblait aux autres ; c’était une dégénérescence molle, un crépuscule mourant, indéfiniment prolongé, de la paix, si prolongé qu’on pouvait rêver malgré soi, après cette étrange demi-saison, cette plongée dans la lumière de nuits blanches, d’un jour neuf se soudant à l’autre sans solution de continuité. Peut-être le pays allait-il pour de longues années transplanter, sécréter à ses frontières un peuplement de luxe, une caste militaire paresseuse et violente, s’en remettant de son pain quotidien aux civils, et finalement l’exigeant, comme les nomades armés du désert levant le tribut sur les ordures cultivées. Des espèces de rôdeurs des confins, de flâneurs de l’apocalypse, vivant libres de soucis matériels au bord de leur gouffre apprivoisé, familiers seulement des signes et des présages, n’ayant plus commerce qu’avec quelques grandes incertitudes nuageuses et catastrophiques, comme dans ces tours de guet anciennes qu’on voit au bord de la mer. Et après tout, se disait-il, devenu de plus en plus rêveur, ce serait aussi une manière de vivre. »
(Pages 143 à 147 de l’édition de 1958)
Le Pressoir vous propose également:
- http://www.rts.ch/archives/radio/information/miroir-du-monde/4832281-julien-gracq.html (Julien Gracq sur un balcon en forêt)
- https://www.youtube.com/watch?v=v8-bg0otGA4 (Sur les traces de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil)
- https://www.youtube.com/watch?v=cBLsyGn2z5I ( Julien Gracq : Une vie, une œuvre, émission France Culture)